Les complémentarités génératives

October 25, 2013 9:00 am Published by Comments Off on Les complémentarités génératives

1. Une intro-spection
“Le bon mariage est celui dans lequel chaque associé nomme l’autre pour être le gardien de sa solitude, et ils se montrent ainsi la plus grande confiance possible. La fusion de deux personnes est une impossibilité, et là où elle semble exister, c’est un enfermement, un consentement mutuel qui vole une partie ou les deux parties de leur pleine liberté et de leur pleine possibilité de développement. Mais une fois qu’on accepte cette réalité que même entre les personnes les plus proches possibles, il existe des distances infinies, une vie merveilleuse côte à côte peut grandir pour elles, si elles réussissent à aimer l’espace étendu entre elles, ce qui leur donne la possibilité de se voir l’une l’autre comme une totalité devant un ciel immense.”

C’est certainement étrange de commencer ce chapitre pour entrer dans le sujet de l’excellence avec des réflexions de Rainer Maria Rilke sur les connexions humaines.
En même temps dans ces réflexions, il y a tout ce qu’il nous faut pour mieux comprendre la structure profonde de l’excellence.
Rilke nous amène dans le champ que j’ai identifié comme le champ des complémentarités génératives. Il écrit sur la nécessité de pouvoir combiner ce qui est souvent perçu comme inconciliable. Accepter la réalité que, entre les personnes les plus proches possibles, il existe des distances infinies … Cette acceptation est une manière précieuse de souligner que la proximité et la distance constituent des complémentarités. L’une est le complément de l’autre et vise versa.
Rilke va encore plus loin quand il met en connexion le mariage avec « être le gardien de la solitude de l’autre ». Cela veut dire que chacun promet d’être là pour que l’autre puisse préserver sa solitude. C’est là le signe de la grande confiance s’installée entre eux.
A ce point nous touchons un monde qui sort de la linéarité des vérités absolues où tout est basé sur « si X est vrai, non X ne peut pas être vrai ».

Si on est ensemble on n’est pas séparé.
Si on est séparé, on n’est pas ensemble
Si on est proche on n’est pas loin de chacun
Si on est loin on n’est pas proche.

Nous entrons dans le monde où il n’y a pas de proximité sans distance, où il n’y a pas de séparation sans connexion. Nous entrons dans la description d’une réalité profondément systémique où un élément n’existe pas sans une connexion avec ses compléments :

Nous sommes à la fois ensemble et séparés
Nous sommes à la fois proches et loin l’un de l’autre

Niels Bohr, est un physicien Danois connu surtout pour son apport à l’édification de la structure atomique et la mécanique quantique. Il a porté beaucoup d’attention au concept des complémentarités. Il a reçu de nombreux honneurs notamment le prix Nobel de physique en 1922.

Dans la citation: « L’appréhension de la réalité est seulement possible en terme de complémentarité », il met en lumière le fait que nous soyons obligés d’avoir une vision systémique dans laquelle la réalité est toujours – sans exception – une relation, une connexion, un mouvement, une dynamique entre des éléments distincts mais non séparés.

Même si cette idée est bien claire dans l’esprit de beaucoup de gens, notre manière de penser est bien la preuve qu’il n’est pas du tout évident d’intégrer complètement cette vision.

Si je vous considère comme quelqu’un d’intègre, je ne vous vois pas comme corrupteur.
Si je vous perçois comme un égoïste, je ne vois pas votre altruisme.
Si je vous apprécie dans votre excellence, je ne vous considère pas comme un perdant.

Bohr nous amène encore plus loin dans ces réflexions ; il ajoute une manière de faire une distinction entre des notions génératives et non génératives: Il existe des vérités triviales et des grandes vérités. L’opposé d‘une vérité triviale est complètement faux. L’opposé d’une grande vérité est également vrai.

Si l’opposé d’une grande vérité est également vrai cela veut dire que les deux opposés sont devenus des complémentarités. Le conflit potentiel, basé sur l’existence de l’un qui exclue l’existence de l’autre, est dépassé par une coexistence de deux complémentarités avec une tension entre elles générative. La connexion génère alors une énergie qui va au delà de ce que l’un ou l’autre, séparément, pourrait créer.

Je vous considère comme quelqu’un d’intègre ET je vois comment vous êtes aussi corrupteur.
Je vous perçois comme un égoïste ET je vois votre altruisme.
J’apprécie votre excellence ET je vous accueille en tant que perdant.

Une grande vérité embrasse une relation, une connexion entre des éléments qui sont dictincts mais non séparés. Si nous démarrons avec une vérité qui contient un élément considéré comme positif : ‘Vous êtes gentille’, nous recherchons l’opposé; ce qui est souvent considéré comme ‘pas positif’, négatif … ‘et vous êtes méchant’. En prenant compte de l’opposé, nous créons une grande vérité. Cela veut dire qu’une grande vérité a la force d’accepter d’être contredite sans perdre sa valeur.
A ce moment là, nous sommes capables de surmonter le jugement, le bon et le mauvais qui obscurcit l’essence. C’est dans la tradition de Rumi qui a écrit: Au delà du bon et du mauvais, se trouve un champ; je vous rencontre là.
Quand nous sommes capables d’embrasser des vérités multiples, les oppositions dans ce que nous appelons « grande vérité », la distance et la proximité, le bon et le mauvais, nous sommes engagés dans une manière systémique de voir le monde, les autres, nous-mêmes.
Quand nous nous apprêtons à modéliser l’excellence de quelqu’un, nous voulons trouver une grande vérité. Par conséquence, nous sommes obligés de trouver les complémentarités dans l’excellence ET les compléments de l’excellence de la personne dans ses défauts, ses limites et ses ombres.
Afin de comprendre l’essentiel d’une personne ou d’un système, nous passons nécessairement par la reconnaissance des tensions qui sont à la base de chaque système vivant.
Les tensions peuvent devenir source de problèmes, de conflits. Elles sont basées sur la notion d’élimination et d’exclusion. Mais elles peuvent aussi se transformer en complémentarités génératives quand les pôles entrent dans une relation systémique.
Les complémentarités génératives forment un système du type : « tous les deux ensemble ET l’un et l’autre ». Alors, une grande vérité peut émerger, une excellence peut s’exprimer : un système écologique est créé.

2. Le projet de modélisation à Hewlett Packard Europe.

En 2003, j’ai commencé un projet de modélisation à Hewlett Packard Europe. L’idée était très simple. Chaque année, un groupe international de jeunes hauts potentiels de l’entreprise, qui suivait une formation interne. Une partie de cette formation était dédiée à une rencontre avec un top manager de HP Europe. Ces top managers étaient considérés comme sources d’inspiration pour ces jeunes hauts potentiels.
A ce moment, j’animais de nombreux programmes de formation pour HP. A ce titre, la DHR Belgique m’a sollicité pour coordonner ces rencontres.
De par ma formation en PNL, j’étais déjà très fasciné par le processus de modélisation, par le processus « de capter l’essentiel » de l’excellence de quelqu’un et par le pouvoir d’inspiration que cela peut insuffler.
Le format approuvé fut d’interviewer les top managers devant les jeunes hauts potentiels afin de trouver des éléments clés de leur excellence au niveau managérial et celui de leur leadership.
Pendant les cinq années qui ont suivi j’ai eu la chance de faire 7 modélisations dans l’entreprise. Sept top managers ont participé : le Vice président de HP Europe, Un Country manager de HP, le DHR Europe, 2 Sales managers Europe et 2 Business Unit managers. Soit, trois femmes et quatre hommes.
Les entretiens duraient 3 heures. Pendant ces trois heures, les managers partageaient des histoires de succès, de réussite et d’échecs déterminants dans leurs carrières. Ils évoquaient les croyances et valeurs fondamentales qui les portaient ; ils faisaient référence aux personnes qui avaient influencé leur évolution professionnelle.
Leurs réponses aux questionnements approfondis autour des clés de leurs succès, des nœuds de leurs échecs produirent des témoignages touchants qui dévoilaient publiquement certains aspects de leurs dynamiques internes.
Pour chaque modélisation, j’ai fait une présentation des points cruciaux qui servaient d’ancrage et de source d’inspiration aux participants.
Au terme de cette mission, je me donnais pour mission de trouver le fil rouge, les shémas qui connectent tous les éléments clés ayant émergé de ces modélisations. Je m’accordais pour cela une retraite de dix jours

Quelles dynamiques de fonds retrouve-t-on
chez chaque top manager ayant participé
à ce processus de modélisation ?

Quels étaient les patterns communs présents ? Voici ceux que j’ai pu identifier à partir de ces histoires, de ces réflexions, des explictions données par les sept managers :

Combiner discipline et liberté
Tous ces managers sont extrêmement disciplinés. Ils sont prêts à répéter mille fois la même chose, ils ont des agendas extrêmement pointus, ils se donnent des devoirs (par ex. lire un roman chaque semaine) qui sont scrupuleusement respectés.
En même temps, ils ont tous un esprit fort de liberté interne. Ils expriment que ce qu’ils font, sont exactement les choses qu’ils veulent faire.
Tous ont dit dans une manière ou une autre : “C’est moi qui choisit, ce n’est pas les autres ou l’entreprise. Je me sens complètement libre de faire ce que je considère comme bon. Parfois, je vais même à l’encontre de tout ce que les autres attendent de moi ou contre tout ce que les autres considèrent comme la bonne décision.”
La combinaison entre ces deux qualités crée une autorité souple, une focalisation ouverte, une authenticité efficace.

Incarner gratitude et générosité
Dans les moments de succès, les managers font toujours preuve de deux qualités essentielles : la générosité et la gratitude. Pendant les moments d’excellence ils donnent au monde quelque chose d’eux-mêmes. La générosité est aussi exprimée par le grand désir de partager des connaissances, des expériences, de donner aux autres les moyens pour que ceux-ci puissent réussir. En même temps, parce qu’ils savent profondément que ce n’est pas uniquement soi, ce petit soi qui crée l’excellence, on reconnaît l’attitude liée à la gratitude. Ces managers sont forts reconnaissants vis à vis des autres, de ceux qui ont contribué à leur succès, à leur développement. Avec cette présence de générosité et de gratitude c’est la fluidité entre donner et recevoir en même temps qui est en mouvement.

Transformer leur rôle en fonction de qu’ils sont
Chacun des top managers adaptaient son rôle à ce qu’il est et non l’inverse. C’est-à-dire que dans leur rôle de leader, ils n’essaient pas d’être bon leader, mais d’être eux-mêmes dans leur fonction, même si cela implique de transformer leur rôle, de redéfinir ce rôle. D’une certaine façon ils ne se mettent pas dans un costume mais ils retaillent le costume à leurs mesures. Ce qui est encore une preuve de liberté. C’est une autre manière de parler de liberté et de discipline, ils s’adaptent au rôle (discipline) et adaptent leur rôle à qui ils sont (liberté).

Utiliser ses points forts et ses points faibles
Le leadership qui est exprimé par ces top manager est basé sur un fort leadership de soi : la préoccupation permanenete est : Comment je gère mes propres dynamiques pour assurer un bon fonctionnement dans ma vie professionnelle?
Ils se traitent eux-mêmes comme un instrument avec des caractéristiques particulières: des avantages et des inconvénients; des qualités et des défauts. Ces managers ont trouvé, chacun à leur façon une manière d’utiliser leurs point forts comme leurs points faibles. C’est comme si ils avaient compris que vouloir changer, éliminer, nier ou cacher leurs défauts était un gaspillage de d’énergie. Ils ont compris qu’il vallait mieux connaître son ennemi interieur et trouver un moyen d’utiliser sa force, en quelque sorte, s’en faire un allié.

Exprimer une autorité humble
Tous ces managers ont une forte présence, un grand charisme. Leur présence se remarque et ils sont considérés comme des autorités. En même temps, ils n’ont aucun besoin de se mettre en avant, de se croire supérieur aux autres. Ils sont en même temps humbles et autoritaires. Le fond du Leadership est touché par l’incarnation de ce que disait Carl Gustav Jung sur le leadership: Un vrai leader est toujours guidé.
Ils prennent le pouvoir dans des domaines où ils s’y autorisent sans se déconnecter d’un sens de l’humilité où se trouvent leurs doutes, leurs incertitudes, leur non-savoir, leur besoin de référence externe.

Le propre de la médiocrité est de se croire supérieur.
François de la Rochefoucauld

En conclusion du projet

De ce projet de modélisation, est née l’hypothèse suivante : l’émergence d’une excellence est fondamentalement basée sur la coexistence des complémentarités. C’est la tension entre les deux complémentarités, la connexion, la friction qui fait qu’une qualité hors norme peut s’exprimer.
La combinaison entre Liberté et Discipline ; entre générosité et gratitude, entre s’adapter au monde et adapter le monde à soi ; entre autorité et humilité ; entre ses points forts et ses défauts :
La structure profonde de l’excellence est liée à des complémentarités qui créent une énergie générative.

Quelques éléments sur la notion de l’excellence en général, avant d’aller plus loin sur le sujet des complémentarités génératives.

3. L’excellence

Le terme d’excellence repose, au plan éthymologique, sur trois sens principaux interreliés qui s’articulent autour des notions de supériorité, de valeur et de dépassement (Rey, 1992). La définition du mot introduit donc essentiellement une dimension comparative et, en conséquence, la question de critères susceptibles de constituer la visibilité, la supériorité et l’exemplarité de certaines personnes, conduites ou réalisations.
Historiquement, le titre honorifique – Son Excellence – désigne une position acquise, dans les domaines diplomatique ou religieuse. Aujourd’hui, le jugement d’excellence tend en revanche à se banaliser dans le langage courant, pour ne plus indiquer qu’une appréciation très favorable. Entre ces deux usages, cependant, l’attribution du jugement d’excellence renvoie essentiellement aux performances observables dans les domaines les plus variés de l’art, du sport, de tout autre comportement hors du commun, ainsi que dans le registre de la productivité des entreprises. Ce premier glissement sémantique met en évidence le fait que les jugements d’excellence, dans nos sociétés, sont affaire de qualité plutôt que de position. Ces classements en termes de qualité ouvrent donc certainement une problématique de la définition des valeurs qui président à l’attribution des jugements d’excellence.
L’excellence est qualifiée par le degré de maîtrise qu’un individu ou un groupe manifestent dans leur pratique, et dans les situations multiples qu’ils peuvent rencontrer ; l’excellence ne se mesure pas in abstracto ; les jugements sur le degré d’excellence s’enracinent non seulement dans la pratique elle-même mais fait également l’objet d’un jugement actif de tous les partenaires concernés par cette pratique.
Il y a d’une part une perspective essentialiste, qui définit l’excellence, sous l’angle de la performance comme la manifestation d’une propriété individuelle (performances intellectuelle, sportive, artistique) ou comme la résultante d’une modalité de l’organisation collective (performance en termes de productivité économique).
Il y a d’autre part une perspective systémique et interactionniste pour laquelle la réalité émergente s’élabore au cœur même de l’activité, reconnue comme excellente par les différents facteurs impliqués.

Dans notre compréhension commune, de la première perspective, la plupart des personnes sont convaincues que pour devenir, ou pour être excellent, il faudrait nécessairement ajouter ou éliminer quelque chose. Ceci vient sans doute du fait que l’excellence, du latin excellere nous demande de nous dresser au-dessus, de sortir (ex) de la mesure trop commune, et de manifester régulièrement quelque chose qui serait enfoui dans l’expression du commun des mortels.
Ce serait donc en isolant un « facteur » d’excellence , comme on isolerait à un autre niveau un gène, que l’on parviendrait à en apprécier ce plus haut degré de qualité, tant recherché et valorisé dans tous les domaines de la vie.

J’ai constaté cependant et c’est ce que je souhaite développer ici, que l’excellence existe quand un système, une personne ou un organisme exprime le meilleur de soi, et le meilleur de soi est lié à la qualité qui émerge de la présence combinée de tous les éléments, sans exclusion qui constituent ce système, cette personne ou cet organisme.

Il est aussi nécessaire, de préciser qu’il ne faut pas confondre dans le langage courant la notion d’excellence et celle de perfection ; la perfection reflétant la perfectio latine qui exprime « l’achèvement complet, l’état de ce qui est idéal en qualités et sans défauts ». La perfection appartient à une pensée mécanique, (une machine peut fonctionner parfaitement), mais est complètement inadaptable au niveau de complexité d’un être humain qui est immense. Avec la notion des complémentarités, nous allons démontrer que l’excellence intègre des fautes et des erreurs (inclusion). La perfection par contre, induit la necessité d’élimination des erreurs (exclusion).

“L’excellence c’est faire des choses ordinaires extraordinairement bien”.
John W. Gardner

L’excellence est très certainement liée à “faire des choses”, au sens de l’homo faber ; ce peut être une activité, ce peut être aussi simplement le fait de penser, cela n’a pas besoin d’être concret, mais cela appartient nécessairement au domaine de l’action, c’est un mouvement vers…
Quand J. Gardner dit “extraordinairement bien”, cela rejoint la compréhension que la plupart d’entre nous avons de l’excellence : “hors de l’ordinaire”. Il nous faut reconnaître la présence d’une qualité exceptionnelle. L’excellence n’est donc pas liée au fait de “faire des choses extraordinaires”. Elle peut se manifester dans des choses très simples, des actes de la vie très quotidiens, comme marcher, cuisiner ou dialoguer. Ce peuvent être les activités les plus normales ou ordinaires mais qui sont faites avec une qualité exceptionnelle. C’est une première piste pour approcher ce qu’est l’excellence, et cela induit presque immédiatement que l’excellence n’est pas un état ou un processus qui serait présent en permanence.
Ce que nous pouvons bien identifier également, c’est que l’excellence demande une relation entre performance et alignement. Ces deux principes sont les éléments indispensables de cette définition : faire des choses ordinaires extraordinairement bien.
L’excellence est liée à une performance dans le sens anglais du terme: performer, c’est manifester, rendre visible une compétence (artistique ou autre), et cette manifestation ne se limite pas à elle-même mais produit en conséquence, un effet, une création ou une construction.
Pour que l’on parle d’excellence, il est donc premièrement nécessaire que tout un chacun puisse remarquer, dès le premier abord, une qualité exceptionnelle, parce qu’elle est manifeste, qu’elle se perçoit comme une performance.
Si cela se remarque c’est aussi parce que cet élément n’est pas présent en permanence, il y a seulement quelques moments privilégiés où, comme on se le dit d’une manière triviale “tout est là”. Comme si nous assistions à la construction facile et immédiate d’un ensemble où tous les éléments, qui peuvent être complètement différents ou à différents niveaux, s’agrègent et se combinent parfaitement.
L’autre élément indispensable, complémentaire, est l’alignement : il faut entendre qu’en un moment, une action, une pensée, une réalisation tout est présent, manifeste, remarquable et nous nous rendons compte alors que l’excellence est liée à une sorte d’aisance, une facilité dans ce que la personne fait ou manifeste. Nous ne pouvons remarquer et toucher cette notion « d’extraordinairement bien » que lorsqu’on décèle une aisance certaine dans l’accomplissement de ce geste, la réalisation de cette action, la qualité de ce moment.
Mais il ne suffit pas d’observer de l’extérieur que quelqu’un réalise quelque chose d’excellent ; lorsque nous remarquons cette aisance chez un individu, il en est lui-même, en général, tout à fait conscient. Et ce n’est certes pas la seule ambiguïté que nous rencontrerons au cours de cette exploration. Pour préciser cette notion d’aisance, on évoquera souvent la facilité. De nombreuses personnes vont définir qu’elles réalisaient quelque chose qui leur était facile, tout en étant conscientes que ce n’était ni facile ni simple pour tout le monde.
On est nécessairement conscient d’un état d’excellence, même si l’on peut formuler en complément cette tautologie en disant : “on fait parfois des efforts dans son excellence, mais ces efforts sont faits sans effort”. On obtient un résultat remarquable avec beaucoup d’aisance. C’est cette combinaison qui est intéressante. Prenons l’exemple d’un guitariste, ce musicien sait très bien au fond de lui faire la différence entre une soirée où il joue – très bien – avec son groupe et une soirée où il joue de façon excellente, et pendant cette soirée le public remarquera sans conteste cette qualité d’excellence , car comme chacun d’entre nous il ressentira des vibrations au cœur même de l’expérience et qui lui dire : “là, je me suis surpris !”, je ne savais pas que je pouvais aller dans cette profondeur, et il en naît de la joie . Car dans une activité où on trouve de l’excellence, et bien qu’il y ait des devoirs, des efforts, de la virtuosité acquise par des semaines de répétitions dans le cas du guitariste, donc des zones de contrôle, ce n’est pas un acte contrôlé, et personne ne pourra dire : “Il s’est passé cela parce que j’ai fait ça et ça, et que j’avais tout sous contrôle”.
Dans une expérimentation d’excellence on trouvera toujours cette combinaison entre : “Je fais ce que je pense, je fais ce que je dois faire” et dans le même temps “il y a un autre niveau qui me porte, qui me donne de la respiration“, et ce n’est pas quelque chose que j’ai, moi, sous contrôle.
Il y a un désir, une énergie, une passion, dans chaque système vivant à manifester ce qu’il a de meilleur en soi, à aller au maximum de ses possibilités. Chacun a pu expérimenter ces moments où l’on est complètement en harmonie avec l’extérieur et en même temps pleinement conscient d’être complètement soi-même.

Il est de nombreux exemples de systèmes ou d’individus qui sont extrêmement performants en éliminant une partie du système ou une partie d’eux-mêmes. Mais c’est comme le dopage chez les sportifs. Grâce aux produits dopants, on donne du pouvoir à une partie de soi, en se coupant d’une autre partie de soi. Par exemple ces substances peuvent avoir une action psychostimulante, accroître la concentration et l’attention, augmenter la force, la puissance, l’endurance, l’agressivité, la vitesse de récupération… Elles augmentent la tolérance à la douleur et permettent de poursuivre un effort qui serait insupportable dans des conditions normales. On sera peut-être capable d’être performant au-delà de ses propres capacités, mais ce n’est pas une performance que l’on peut s’approprier, car on se sait dépendant de l’apport d’une substance extérieure. C’est donc très frustrant parce que l’on fait les choses mais on ne peut pas vraiment s’en approprier le mérite. Et par un des nombreux paradoxes qu’engendre notre réflexion, on ne peut s’approprier aucune performance. Même dans le cas sain d’une performance qui ne soit pas provoquée par un dopage. Car une performance est vraiment nôtre quand on peut la perdre; la performance peut disparaître, mais en disparaissant elle n’affecte pas notre existence. A cet endroit on touche presque à un aspect spirituel.
Revenons à performance et alignement, et aux exemples d’individus ou de systèmes extrêmement performants mais qui, pour obtenir ce résultat, éliminent de grandes parties d’eux-mêmes ou du système autour : Ce n’est pas une performance holistique, ce n’est pas une performance qui prend en compte tout ce qui est présent. Or, profondément, une performance à long terme est une performance liée à la possibilité d’être totalement aligné, et l’alignement est le résultat d’une seule question “Comment peut-on prendre en considération tous les éléments qui sont présents en soi?”. On se rend compte alors qu’il ne s’agit pas d’un façonnage par une force extérieure mais d’une fluidité. En effet la cohérence et la facilité sont des conséquences d’un véritable alignement et ce sont deux qualités que l’on retrouve toujours dans les propos de ceux qui parlent de leur excellence. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de force en œuvre – il peut y avoir des moments d’intensité – mais il n’y a pas de résistances et tout ce qui est présent se met entièrement au service de la performance. A ce moment là on reconnaît l’alignement.
Pour trouver ce qui est présent en soi à un moment, il est nécessaire de discriminer : «ça c’est moi”, “ça ce n’est pas moi”. Qu’est-ce qui est mon identité en quelque sorte ? Qu’est-ce qui fait partie de moi ? Se connaître soi-même est une étape nécessaire et c’est en rencontrant des éléments qui ne font pas partie de soi, par contraste, que c’est possible. Donc le non-alignement fait partie du processus d’alignement, Ce sont ces leçons que l’on doit apprendre chaque jour, et se rendre compte que l’excellence, être soi-même, être aligné, n’est pas un état permanent, mais une création de chaque instant. Il n’y a pas de chemin unique, il y a un choix de création à chaque moment.

J’ai trouvé une définition intéressante dans un livre de Daniel Levitin (This is your brain on music, pages 196-197) qui développe l’idée que pour devenir un expert on a besoin de dix mille heures d’entraînement ; dix mille heures de pratique sont nécessaires pour atteindre le niveau de maîtrise associé au fait d’être un expert de classe mondiale, et ce dans n’importe quel domaine. Que ce soient des compositeurs, des joueurs de basketball, des écrivains de fiction, des patineurs, des pianistes de concerts, des joueurs d’échecs, c’est le même nombre d’heures qui qualifient votre compétence : à raison de 3 heures par jour ou 20 heures par semaine, pendant 10 ans, soient 10 000 heures. Personne n’a encore trouvé de cas où l’expertise avait été atteinte plus rapidement. Il semblerait que le cerveau ait besoin de tout ce temps pour assimiler le nécessaire et atteindre la maîtrise voulue pour avoir une compétence inconsciente dans un domaine complexe. L’auteur illustre son propos de très nombreux exemples.
Il est primordial de garder ce chiffre en mémoire, parce qu’on pense souvent qu’il y a des gens qui sont « nés » excellents, comme je le disais. Mais il n’y a pas un « gène » de l’excellence ou du génie ; même Mozart avait un père qui le faisait travailler des heures, des heures et encore des heures. La plupart du temps nous oublions cet aspect des choses. Mozart avait certainement un don, un grand talent, mais il pratiquait aussi ces exercices au clavecin, il acceptait ces répétitions, encore et encore, qui lui ont été nécessaires pour toucher à l’excellence de son art. On approche alors un aspect fascinant, comme la personne répond : “C’est simple” à l’interrogation sur sa façon de faire, tout le monde va accepter cette idée, tout le monde va oublier les dix mille heures de préparation, de labeur profond, de répétitions sans fin qui ont été indispensables pour en arriver à ce résultat.

Le mythe d’avoir des personnes qui sont nées avec une excellence est souvent accompagné par l’erreur de penser qu’il existe ‘une personne excellente ou une entreprise excellente’. Par définition, il n’y a pas une personne excellente ou une entreprise excellente. Une personne peut avoir des moments excellents, des actions excellentes, des expressions excellentes, de même pour une organisation ou pour une entreprise. Il est primordial de reconnaître que l’excellence ne peut pas être un état ou une qualité permanente, mais qu’elle est accessible à tout le monde, et que chacun peut se reconnaître des expériences d’excellence.

4. Les complémentarités génératives

Pour continuer l’exploration de ce que sont les complémentarités génératives, il est intéressant de s’inspirer des “sept péchés sociaux modernes de l’humanité” du Mahatma Gandhi.
Les sept péchés selon Gandhi

1. L’argent sans travail
2. Le plaisir sans conscience
3. Le savoir sans âme
4. Le commerce sans morale
5. La science sans humanité
6. La religion sans sacrifice
7. La politique sans principe

En tant que modélisateur, nous portons notre attention sur le fait que ces sept péchés ont en commun le mot ‘sans’, … Si nous décidons que cela n’est pas une coïncidence, que Gandhi n’a pas utilisé 7 fois le même mot ‘sans’, de manière fortuite, alors, nous pouvons accepter l’idée que pour lui, un péché a certainement quelque chose à voir avec une déconnexion.
“Sans” indique que quelque chose qui est potentiellement ou parfois nécessairement présent, est absent. Pour Ghandi ‘Argent et travail’ sont deux éléments pouvant certes être distingués, mais qui ne peuvent être séparés. Ils sont connectés entre eux, complémentaires. La déconnexion des deux est un péché; autrement dit, la déconnexion des deux, est la cause fondamentale d’un dysfonctionnement.
La répétition du mot ‘sans’ veut certainement indiquer que dans l’esprit de Gandhi, il y a une équivalence entre un péché et une déconnexion. Cela indique qu’un élément en soi ne peut jamais être un péché, qu’on a besoin d’une exclusion d’un complément afin de pouvoir parler des péchés.
Nous retrouvons à nouveau Niels Bohr qui défend une vision systémique dans laquelle nous nous engangeons à accueillir le monde, les autres, nous-mêmes en termes complémentaires.
L’hypothèse que je veux présenter ici, est que l’excellence a besoin de combinaisons entre deux complémentarités dont la coéxistence nous parait habituellement difficile, voire inadéquate.
Jusqu’à maintenant, nous avons porté notre attention sur les complémentarités suivantes:

Celle de « la proximité et de la distance » de R.M.Rilke qui évoque aussi
Le fait d’être « le compagnon et le gardien de la solitude de l’autre ».

Celle de Bohr pour qui « l’opposé d’une grande vérité est également vraie »
Dans le projet de modélisation à Hewlett Packard l’excellence combinait les complémentarités de la discipline et de la liberté, de la gratitude et de la générosité, de l’autorité et de l’humilité.

Dans les réflexions sur l’excellence, nous avons indiqué l’importance de la performance et de l’alignement pendant les moments d’excellence.
Le lien entre l’ordinaire et l’extraordinaire dans l’excellence s’est clarifié avec l’inspiration de Gardner.
Finalement Gandhi nous a orienté notre attention sur les effets négatifs d’une déconnexion entre des complémentarités

Masculin et Féminin, est presque le meilleur exemple de la complémentarité générative. Nous ne pouvons dire qu’homme et femme, masculin/féminin sont des contraires, ce sont des complémentarités. Nous savons depuis l’animus/anima de Jung qu’il y a du masculin dans la femme et du féminin dans l’homme ; que l’un n’existe pas sans l’autre, qu’ils se définissent mutuellement. La générativité masculin féminin contient la potentialité de générer, par la combinaison des deux, une troisième entité. Cette troisième entité est une manifestation des deux et en même temps, elle va au-delà, avec une existence en soi.
Lors de la manifestation de l’excellence, la personne ou le système à qui l’excellence appartient, se trouve dans un espace qui conjugue au moins deux complémentarités.


Alfred Hitchcock avait déclaré que s’il pouvait si bien créer des films terrifiants, c’est que lui-même aussi, avait terriblement peur.

« Nous aurions souvent honte de nos plus belles actions si le monde voyait tous les motifs qui les produisent. » disait François de La Rochefoucauld.

La réalité complémentaire est, à mon avis, une invitation à être transparent avec et nos belles actions et les motifs qui les produisent

« Les personnes qui sont des maîtres dans l’art de vivre font peu de distinction entre leur travail et leurs jeux, leur travail et leurs loisirs, leur esprit et leur corps, leur éducation et leurs loisirs, leur amour et leur religion. Ils ne savent pas qui est qui.
Ils poursuivent tout simplement leur vision de l’excellence et la grâce dans tout ce qu’ils font, en laissant les autres décider si elles jouent ou si elles travaillent. Pour eux, ils sont toujours en train de faire les deux. » Citation de bouddhisme zen

5. Créer les conditions pour mettre en œuvre son excellence

« La chance est la rencontre entre préparation et opportunité » Anonyme

Choisir le contexte et mettre en place les conditions nécessaires pour pouvoir être facilement excellent, est la seule manière de se préparer et d’être attentif aux opportunités qui nous entourent.
Une personne crée toujours le contexte qui lui permettra de mettre en œuvre son excellence. Il est fascinant de constater que l’on a cette capacité de créer des contextes ou des conditions pour exprimer notre champ d’excellence, sans nous en rendre compte.
Cela ne veut pas dire que l’inconscient crée tout ce avec quoi nous sommes confrontés dans la vie, mais il y a certainement une attention sélective, des aspects sur lesquels nous sommes focalisés, telles que nos valeurs, nos peurs, etc … et que nous prenons comme références ou points d’appui, pour nos choix, conscients ou inconscients.
Nous pouvons considérer qu’il y a aussi la rencontre, un épanouissement de quelque chose au-delà de soi. C’est alors une co-création de contextes qui permet à notre excellence d’émerger, comme un point de basculement décisif, ce que les grecs appelaient Kaïros, et avaient élevé au rang de divinité : une dimension de la profondeur dans l’instant, une porte sur une autre perception du monde, de l’événement, de soi, une notion immatérielle mesurée par le ressenti. Ce moment crée les conditions de la décision dans l’indétermination, mais ne l’entraîne jamais toute entière d’un côté ou d’un autre. Cette connexion de l’opportunité et de notre structure joue un rôle décisif dans les situations imprévisibles et inhabituelles, à la jointure de deux notions : l’action et le temps, la compétence et la chance, le général et le particulier, elle crée les conditions de l’émergence d’un thème. Ce n’est pas soumis au hasard ; ce que l’on appelle la chance peut être défini comme la rencontre entre la préparation et l’opportunité. L’opportunité, n’est donc pas quelque chose que nous pouvons contrôler mais nous pouvons nous préparer à rencontrer les choses dont nous avons besoin. La façon dont nous rencontrons les évènements, dont nous créons nos expériences, dont nous effectuons nos choix, sont souvent de véritables œuvres d’art. C’est comme une chorégraphie, dans le sens où la chorégraphie organise l’espace, structure et rythme les mouvements d’un ou plusieurs interprètes, dans l’infinie variété des capacités cinétiques du corps humain, des décors et aménagements possibles, afin de communiquer, transmettre ou manifester une idée, un sentiment, une émotion, une situation. Le thème retiendra pour chaque cas les éléments pertinents pour agir, mais il ne se confondra pas avec eux.
Par exemple, modéliser l’espace problème et/ou l’excellence de quelqu’un, permet de faire la liaison entre les deux et de trouver les thèmes profonds propres à la personne. Ce qui est très beau, c’est que ces thèmes-là ce ne sont pas des problèmes. Un problème est toujours basé sur un thème mais ce thème n’est pas un problème. Ce n’est pas non plus un élément positif, c’est un thème. C’est quelque chose qui est là. La question c’est de savoir ce que l’on en fait. Chacun peut avec son thème, sa chorégraphie, créer un espace problème ou manifester son excellence. Dans un contexte, avec les mêmes ingrédients, chacun pourra créer un problème ou toujours avec les mêmes ingrédients dans un autre contexte, son excellence.
C’est un processus libérateur de vivre proche de ses thèmes et de sa chorégraphie. Et c’est aussi un moyen pour que l’excellence devienne plus durable ou en tous cas reproductible: faire que des moments d’excellence puissent devenir des moments d’inspiration pour pouvoir trouver des moyens de les répéter ou recréer les conditions adéquates. Il y a deux ou trois autres objectifs qui, je pense, sont importants: par exemple faire en sorte que les études ou l’exploration de l’excellence de quelqu’un ou d’un système, l’aide à trouver son placement juste; pas de sous-estimation, ni de surestimation. Aussi pouvoir stimuler cette personne pour qu’elle recherche des contextes favorables à son excellence, apporter une aide mutuelle pour que les personnes trouvent un contexte juste pour exprimer leur excellence.

Toute l’équipe de l’entreprise pharmaceutique italienne s’accordait sur son excellence mais disait en même temps que c’était de la chance. Mais, si l’on s’en tient au fait que c’est de la chance, que va-t-on va faire ? Attendre le moment où les étoiles se présentent sous de bons aspects ? Attendre une deuxième possibilité d’avoir de la chance ? Ou bien allons-nous considérer que la chance est la rencontre entre préparation et opportunité, que pour être excellent il y a une préparation indispensable ? Va-t-on chercher à s’entraîner pour apercevoir, capter les opportunités, les reconnaître ? Probablement celles et ceux qui ont “beaucoup de chance” auront certainement multiplié les opportunités, ils auront été capables de repérer, de voir ce que personne ne regardait. Et quand ils y ont trouvé quelque chose on a pu dire : “Quelle chance !”.
Le travail sur l’excellence permet de stimuler cette préparation, cette attention fine pour capter des opportunités. Mais, pour pouvoir se préparer et apercevoir ces opportunités, nous avons besoin de connaître, son excellence. Sinon, effectivement cela reste de la chance. Donc il est nécessaire de faire un travail d’exploration et de poser ce questionnement: “Quels sont les éléments, les ingrédients, les points essentiels de mon excellence ?” C’est ainsi qu’il nous sera possible de capter les opportunités justes pour soi. Car il est possible de repérer des opportunités valables pour d’autres et sans intérêt pour sa propre excellence. Qui n’a connu, par exemple, quelqu’un ayant reçu une promotion perdre ensuite une partie de son excellence dans cette promotion ? Que s’est-il passé ? C’est qu’il y a des éléments, dans ce nouveau contexte, à ce nouveau niveau d’action, qui ne sont pas forcément alignés avec son excellence. On se demande pourquoi, malgré la promotion, la performance baisse. C’est un bon exemple qui démontre qu’il n’est pas évident de changer de contexte ou de niveau, et de garder des moments d’excellence. Ce n’est pas donné. Connaître les éléments clés de son excellence aide à bien créer son chemin, encore une fois sans l’idée de faire soi-même, tout seul le chemin, car il y a toujours des éléments inconnus qui vont se présenter.

Jan Ardui

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